Cela fait déjà un an que la saison 1 du podcast Vieilles en puissance s’est terminée.
Un an depuis nos conversations autour des femmes, de l’âge et de l’argent, qui ont permis d’ouvrir un espace de réflexion et de parole sur des sujets encore trop souvent passés sous silence.
En attendant de reprendre le micro pour une saison 2 (un jour !), nous avons décidé de continuer l’aventure sous une autre forme : une série d’articles publiés toutes les deux semaines sur vieillesenpuissance.com. Nous y explorerons des thèmes qui nous tiennent à cœur : les femmes et l’argent, l’âgisme, le travail, la culture et l’art.
Caroline & Laetitia
Le mot « vieille » choque toujours. Il n’est pas doux comme « aînée », pas prudent et vide de sens comme « senior », pas positif comme « femme d’expérience ». « Vieille », c’est cru, et c’est généralement utilisé comme une insulte. Mais moi, je l’emploie avec tendresse. Parce que je sais que je suis moi aussi une « vieille en puissance ». Pour mes enfants adolescents, d’ailleurs, je le suis déjà. Ils me le rappellent régulièrement. Mais je ne m’en offusque pas : j’aime les vieilles.
La poupée russe de l’existence
Pourquoi ? Parce qu’une vieille n’est jamais seulement une vieille. Elle est une poupée russe. En elle cohabitent toutes les femmes qu’elle a été : la petite fille joueuse, l’adolescente maladroite, la professionnelle qui a pris des coups, la mère inquiète, la femme blessée par l’injustice, la femme réglée, celle en péri-ménopause et celle ménopausée depuis belle lurette pour qui la péri-ménopause, c’est encore la jeunesse… Toutes ces femmes vivent encore en elle, sous la surface. Quand on prend le temps de regarder, on peut apercevoir ces couches chez certaines vieilles. Parfois, dans un sourire, on devine l’espièglerie de l’enfant. Dans un éclat de colère, on retrouve l’ado aux nerfs à vif. Etc
C’est cette richesse qui me touche. Une vieille, c’est une archive vivante de l’humanité. Elle porte en elle des strates d’expériences, comme les anneaux d’un tronc d’arbre racontent les saisons traversées.
Le changement comme condition humaine
La vieille est universelle parce qu’elle connaît mieux que personne le changement. Elle a vécu des révolutions intimes et collectives. Elle a traversé la puberté et ses bouleversements. Elle a connu, parfois, la maternité et les nuits sans sommeil. Elle a affronté la ménopause et le basculement qu’elle implique. Elle a changé de travail. Elle a été aidante. Elle a connu des deuils, des injustices, mais aussi des amours, des renaissances, des joies.
Non seulement elle a traversé de grands bouleversements, mais elle a aussi accompagné ceux des êtres qui lui sont chers. Elle porte donc en elle une part de la vie de ses enfants, de ses amis, de ses parents. Et comme elle lit souvent plus de fiction que ses homologues masculins, elle s’imprègne aussi de nombreuses vies imaginaires, qui élargissent encore son expérience et son empathie.
Le changement, c’est la condition humaine. Et la vieille l’incarne de tout son corps. Elle sait que rien ne dure, que tout se transforme, que la seule permanence est celle de la transformation. Dans ce sens, elle est une sorte de miroir pour nous tous : elle nous rappelle que vivre, c’est accepter de changer.
Ursula Le Guin avait vu juste
L’écrivaine Ursula K. Le Guin l’a exprimé magnifiquement dans son essai The Space Crone (1976). Elle imaginait des extraterrestres qui demandent aux humains d’envoyer un représentant de l’humanité. Qui enverrions-nous ? Un président ? Un grand scientifique ? Un diplomate ? Non, dit-elle. La personne la plus légitime serait une vieille femme. Pourquoi ? Parce que seule une vieille a fait l’expérience de toute la condition humaine. Elle a traversé la jeunesse, la maturité, la vieillesse. Elle a connu les bouleversements du corps et de l’âme. Elle sait ce que c’est que de perdre, de renaître, d’aimer, de souffrir, de se réinventer. Elle est la mieux placée pour incarner ce que nous sommes : des êtres de changement.
Le Guin ajoutait un détail savoureux : cette vieille serait sans doute réticente. Elle dirait : « Mais je n’ai rien fait d’extraordinaire ! » Et c’est justement là que réside sa force. Elle n’a pas besoin d’avoir conquis un pays ou dirigé une entreprise. Son existence suffit, parce qu’elle contient toute l’humanité.
Ce que les vieilles nous donnent
J’aime les vieilles aussi parce qu’elles transmettent des histoires, des savoirs, des gestes. Elles gardent des souvenirs que personne d’autre ne porte. Elles savent qu’il n’y a pas de vie parfaite, seulement des vies vécues, avec leurs fêlures et leurs moments de joie. Leur parole peut être rude, directe, parfois ironique. Elles se fichent souvent de ce qu’on pense d’elles.
Il y a dans les vieilles une liberté désarmante. Certaines n’ont plus rien à prouver, rien à perdre. Elles osent dire ce qu’elles pensent. Elles osent porter des couleurs qu’on juge « trop voyantes ». Elles se moquent du regard des autres. Cette audace est contagieuse. Elles nous apprennent à relativiser ce qui, hier encore, nous obsédait. À côté d’une vieille, nos petites inquiétudes paraissent ridicules.
Être une vieille en puissance
Bien sûr, vieillir n’est pas facile. Il y a les douleurs physiques, la solitude, le sentiment d’être mise de côté, la précarité. Mais c’est précisément cette réalité qui rend les vieilles précieuses. Elles connaissent l’ombre et la lumière. Elles ne se racontent pas d’histoires. Elles savent que la vie est dure, mais elles savent aussi qu’elle peut valoir la peine jusqu’au bout. Je pense à ma mère, à mes grand-mères, à toutes les vieilles de ma famille, à mes amies vieilles ou vieilles en puissance.
J’aime les vieilles. Parce qu’en les regardant, je me prépare à devenir l’une d’elles. J’apprends à ne pas me détester, à accepter mon reflet dans le miroir, peut-être un jour à m’aimer franchement. J’aime l’idée que je suis déjà une poupée russe, que je porte en moi la petite fille curieuse, l’ado obèse, la jeune adulte dépressive, la femme ambitieuse, la mère aimante mais irritée. Et que d’autres couches viendront s’ajouter. Vieillir, ce n’est pas perdre, c’est accumuler. C’est agrandir son territoire intérieur. C’est apprendre à cohabiter avec toutes ses versions passées.
On associe trop souvent la beauté à la jeunesse. Susan Sontag l’a bien montré : le vieillissement est pris dans un double standard. Un homme aux tempes grisonnantes gagne en charme, tandis qu’une femme aux cheveux gris est aussitôt classée comme « vieille », supposément sortie du marché de la séduction et de la sexualité. Moi, je vois au contraire la beauté de nombreuses vieilles. Là encore, il y a un effet poupée russe : leurs traits révèlent la personnalité et le vécu. Si la personnalité est laide, elle marque le visage. Mais si elle est riche et joyeuse, les rides deviennent belles.
Le plus fou, c’est que tant de gens ne les voient même pas. Cloak of invisibility. Cette invisibilité peut paradoxalement aussi être une force : elles passent sous les radars, ce qui ferait d’elles les meilleures terroristes ou cambrioleuses, puisqu’on ne les soupçonne jamais. Et puis, elles échappent en partie au harcèlement de rue. Mais en même temps, quel gâchis ! Car ce sont peut-être les personnes les plus intéressantes qui sont le plus souvent les moins regardées.
Dans un monde obsédé par la jeunesse, la performance et la vitesse, aimer les vieilles est un acte de résistance. C’est reconnaître la valeur du temps, de l’expérience, de la transformation. C’est voir en elles la somme de toutes ses vies, et la beauté de ce qu’elles continuent d’incarner.
Les vieilles nous rappellent ce que nous sommes tous et toutes : des êtres de passage, toujours en mouvement, toujours en train de changer.
Chez Vieilles en puissance, notre actu, c’est aussi la sortie du livre 📖 L’atout âge chez Eyrolles, signé par Laetitia à l’écriture ✍️ et Caroline au dessin 🎨. On y parle d’un enjeu central : comment bâtir un monde du travail plus durable 🌱. Car si l’on doit travailler 45 ans, mais qu’on est jugée « périmée » ou qu’on est usée après seulement 20 ans de carrière — ou condamnée à rester précaire trop longtemps avant d’être très vite considérée trop vieille —, ce n’est tout simplement pas tenable.