Moi hier, moi aujourd’hui, moi demain
Article VEP #4
En attendant de reprendre le micro pour une saison 2 (un jour !), nous avons décidé de continuer l’aventure sous une autre forme : une série d’articles publiés toutes les deux semaines sur vieillesenpuissance.com. Nous y explorerons des thèmes qui nous tiennent à cœur : les femmes et l’argent, l’âgisme, le travail, la culture et l’art.
Nous vivons tous avec plusieurs versions de nous-mêmes. Il y a celle d’hier, qui nous regarde avec nostalgie ou sévérité. Il y a celle d’aujourd’hui, pressée, fatiguée, impulsive. Et il y a celle de demain, qui aimerait qu’on pense un peu à elle. Ces « moi » peuvent cohabiter en nous, se contredire souvent, s’entendre parfois.
Mais pour qu’ils puissent se parler, il faut un espace où chacun trouve sa place. Le continuum cigale–fourmi est un axe sur lequel se déplacer pour mieux comprendre les tensions entre les différents « moi ». En effet, entre la cigale qui profite du moment présent et la fourmi qui prépare l’avenir, il y a une infinité de positions possibles pour écouter les différents moi.
Le moi présent veut vivre maintenant. Il veut le verre de vin, le gâteau, le scroll sur le canapé, la dépense qui fait du bien. Le moi futur, lui, voudrait qu’on ralentisse, qu’on prenne soin, qu’on mette de l’argent de côté. Le moi passé, lui, observe et se demande comment on lui reste fidèle (ou pas)...
Pourquoi est-ce si difficile de faire coopérer les différentes versions du moi ?
Il y a dans la fable de La Fontaine La Cigale et la Fourmi une sagesse qu’on redécouvre sans cesse : celle du conflit entre le moi d’aujourd’hui et le moi de demain. La cigale chante, profite du présent, se laisse aller à la douceur de l’instant. La fourmi, elle, anticipe, stocke, se prive parfois pour ne pas manquer plus tard. Nous portons ces deux personnages en nous. Parfois, notre moi présent veut le plaisir tout de suite… et l’obtient. Mais ces petits choix, répétés, peuvent fragiliser la santé ou la sécurité financière de notre moi futur. D’autres fois, c’est la fourmi qui prend le dessus, et l’on s’impose une rigueur excessive, au risque de se priver du plaisir d’exister ici et maintenant.
Ce tiraillement entre moi aujourd’hui et moi demain est au cœur de nombreuses décisions de notre vie. En psychologie, le fameux test du marshmallow illustre cette tension : un enfant à qui l’on propose un marshmallow tout de suite ou deux s’il attend quelques minutes. La capacité à patienter — à différer la gratification — est souvent interprétée comme un signe de maturité et de réussite future. Pourtant, cette lecture un peu simpliste est critiquée depuis quelques années. Les enfants qui ne diffèrent pas la gratification le font parfois parce qu’ils n’ont pas confiance dans l’adulte ni dans l’avenir (soit parce qu’ils sont battus, soit parce qu’ils vivent dans une famille précaire où l’on ne sait pas ce qu’on mangera demain).
Retisser la continuité entre nos différents moi
Pour apaiser cette tension, il faut sentir que le moi futur n’est pas un inconnu. C’est nous. Plus vieille. Plus fragile ou plus forte. Plus nous sentons la continuité, plus nous agissons en accord avec elle. Certaines personnes visualisent leur futur moi avec facilité. Elles savent « pour qui » elles économisent ou prennent soin de leur santé. Elles ont créé un lien. Mais d’autres doivent apprendre à construire ce lien tant leur futur moi leur est étrangère.
Comment faire dialoguer nos « moi » ?
Plusieurs exercices peuvent nous aider à déplacer le curseur sur le continuum cigale-fourmi quand on ne le fait pas facilement.
#1 Vieillir son visage
Vieillir une photo de soi, grâce à une application, crée souvent un petit choc. Soudain, le futur moi a un visage. Il devient réel. On comprend mieux pourquoi il demande qu’on l’écoute.
#2 Imaginer plusieurs versions de moi, au moins trois
le moi de 20–25 ans
celui de 45–50 ans
celui de 70–75 ans (et/ou plus)
Quelles sont ses forces ? Ses peurs ? Quels conseils s’échangent-ils ? Cet exercice révèle un fil entre les trois.
Qu’est-ce qui relie les différentes versions de moi à travers les âges ?
Beaucoup découvrent, à cette étape, que leur fil de vie est moins linéaire qu’ils ne l’imaginaient. Nous avons souvent tendance à penser notre existence comme une succession de moments, d’expériences ou de rôles — mais si l’on n’est pas qu’une simple accumulation d’épisodes, quel est le fil qui relie les différentes versions de nous-mêmes ?
Est-ce la persistance de certaines valeurs, la force de nos relations, la stabilité de nos gestes familiers, de nos tics et rituels quotidiens, ou encore des habitudes corporelles ou émotionnelles qui nous accompagnent depuis longtemps ? Pour beaucoup, ce fil conducteur réside surtout dans le récit que l’on fait de soi, a posteriori. Ce pronom « je », qui traverse les années, donne une unité à nos histoires et rend intelligible le chaos apparent de l’existence. On va du récit à la conscience de soi.
Ce récit n’est jamais neutre : il est une mise en forme de notre passé, une tentative de donner du sens à ce qui nous est arrivé et de projeter une direction vers l’avenir. Parfois, le but caché de ce récit est de nous rassurer, de nous aider à percevoir une trajectoire — même là où il n’y a eu que détours, bifurcations ou renoncements. En prenant le temps de faire dialoguer nos différents moi, beaucoup réalisent que leur vie n’est pas une suite de ruptures, mais plutôt une série de continuités traversées d’ajustements.
Certains découvrent des motifs récurrents qui agissent comme une signature : un besoin de reconnaissance, une quête de liberté, une fidélité à certaines passions ou convictions.
Le fil n’est pas toujours visible. Peut-être même n’existe-t-il pas avant que nous le tissions ? Peut-être n’est-il pas forcément une donnée objective de notre existence, mais plutôt une construction narrative ? Une fiction, en somme. Mais c’est grâce à elle que nous devenons auteurs de notre propre existence…
Retrouver le fil : faire dialoguer nos « moi »
Tous ces exercices servent à la même chose : créer une conversation entre moi hier, moi aujourd’hui et moi demain. Cette conversation devient possible quand on apprend à naviguer sur le continuum cigale–fourmi, là où les différentes versions du « moi » peuvent chercher à se comprendre.
C’est aussi l’esprit de Vieilles en puissance : voir en notre futur moi non pas un déclin, mais une alliée exigeante et bienveillante, qui nous veut du bien. Quand on écoute cette vieille moi — même imaginaire — on se traite mieux aujourd’hui.
Entre la cigale et la fourmi, il n’y a rien à trancher. Ces deux pôles permettent simplement à nos « moi » de dialoguer, quelque part entre les deux.
L’essentiel, c’est de trouver un équilibre juste entre gratification immédiate et gratification différée. Préparer sa retraite est important — mais pas au prix de sa santé ou de sa joie d’aujourd’hui. Tout en faisant le lien avec celle que nous avons été hier : parfois en poursuivant une continuité, parfois en assumant une rupture. On n’est pas tenu de rester fidèle à son jeune moi. On peut changer et prendre un autre chemin. Mais l’important, c’est que nos différents « moi » puissent se parler.


