Seulement si elles ne font pas leur âge
Article VEP #5
En attendant de reprendre le micro pour une saison 2 (un jour !), nous avons décidé de continuer l’aventure sous une autre forme : une série d’articles publiés toutes les deux semaines sur vieillesenpuissance.com. Nous y explorerons des thèmes qui nous tiennent à cœur : les femmes et l’argent, l’âgisme, le travail, la culture et l’art.
Il y a un paradoxe troublant concernant la visibilité des femmes de plus de 45 ans : plus les médias affichent un discours inclusif, moins on y voit de femmes qui ressemblent vraiment aux femmes de plus de 45 ans. Les femmes qui vieillissent « normalement » — c’est-à-dire qui vivent dans leur corps, leurs traits, leurs marques du temps — sont rares. Or, lorsqu’une femme de 50, 55 ou 60 ans accède à la visibilité, c’est souvent au prix d’un corps « Forever 35 », cette étrange catégorie de visages parfaitement lisses, ni jeunes ni vieux, figés dans un âge indéterminé qui gomme les décennies.
Bien sûr, il ne s’agit absolument pas de condamner les choix des femmes. Dans un environnement saturé d’injonctions, chacun et chacune fait comme il peut : cheveux gris ou cheveux teints, injections ou pas, chirurgie ou pas, filtre ou pas. L’idée que les femmes seraient responsables de leur invisibilité en cédant à la pression esthétique serait non seulement injuste, mais surtout complètement aveugle aux dynamiques sociales qui façonnent nos perceptions. La question n’est pas individuelle. Elle est culturelle et politique.
Ce qui pose problème, ce n’est pas que les femmes s’efforcent de paraître plus jeunes. C’est qu’on ne tolère les femmes âgées que si elles n’ont pas l’air âgées. Et qu’en conséquence, les têtes normales de femmes qui vieillissent — pour reprendre l’idée centrale d’une géniale newsletter de Caroline Criado Perez — ont presque disparu des radars.
La disparition des femmes : un double phénomène
Les sociologues parlent depuis longtemps de l’invisibilisation progressive des femmes dans les organisations. Il suffit de regarder les chiffres : dans les Comex du CAC 40 et du SBF 120, les femmes représentent environ 28 % des effectifs — et cette progression, déjà modeste, bénéficie surtout aux femmes plus jeunes. Les femmes de 50+ sont presque absentes.
Cette invisibilisation organisationnelle trouve son miroir dans la sphère médiatique. Les chiffres du CSA sont sans appel :
Les femmes de 20-34 ans sont surreprésentées (36 % des personnes à l’écran).
Les femmes de plus de 50 ans sont largement sous-représentées (18 %), alors qu’elles sont 41 % dans la population réelle.
Les femmes disparaissent quand elles vieillissent. Mais quand on veut les voir réapparaître, il faudrait les rendre jeunes de force. Le cinéma, la télévision, la publicité, les séries : partout s’impose une esthétique qui tolère les corps féminins, y compris vieillissants… à condition qu’ils soient coiffés, filtrés, liftés, lissés. On veut bien des femmes de 55 ans, mais avec un visage qui pourrait aussi bien en avoir 37. On veut bien des femmes leaders, mais jamais des rides de concentration. On veut bien des femmes expertes, mais sans poches sous les yeux après 25 ans de carrière.
Quand vieillir devient un défaut esthétique à corriger
Dans la newsletter que j’ai mentionnée plus haut, Caroline Criado Perez raconte avoir commencé à « collectionner » des femmes dont le visage n’a pas été « rajeuni » artificiellement — Keira Knightley dans Black Doves, Emma Thompson dans Down Cemetery Road. Pour elle, voir un visage féminin non modifié après 35 ans est devenu un événement.
Elle décrit les deux effets que lui font cette collection : la joie de voir enfin un visage ressemblant au sien et la tristesse de réaliser à quel point cette vision est devenue rare.
Nous sommes tellement habitués aux visages féminins retouchés, injectés ou filtrés que nous avons perdu la mémoire visuelle de ce qu’est vraiment une femme de 45, 55 ou 60 ans. Nous avons appris à percevoir comme « négligées », « fatiguées », « vieillies » des caractéristiques parfaitement normales — rides d’expression, relâchement léger, texture de peau différente. Les traits d’un âge normal sont devenus des anomalies.
Et les nouveaux outils d’IA générative aggravent encore cette amnésie visuelle : lorsqu’on leur demande d’illustrer une femme de 50 ans, ils produisent presque systématiquement des visages lissés, sans pores ni relief — ou, à l’inverse, des images de femmes qui en auraient plutôt 70. Ces modèles reproduisent puis amplifient les biais des banques d’images sur lesquelles ils sont entraînés, massivement peuplées de visages féminins artificiellement rajeunis ou, au contraire, de figures plus âgées. Résultat : l’IA ne montre pas des femmes de 50 ans ; elle montre ce qu’internet imagine qu’elles « devraient » être.
Toujours ce « double standard »
Le « double standard du vieillissement » a été parfaitement décrit par Susan Sontag dès 1972 : le vieillissement masculin est associé à la valeur — prestige, autorité, expérience — tandis que le vieillissement féminin est associé à la dégradation. Les hommes deviennent « mûrs », « charismatiques », « solides ». Les femmes sont, elles, perçues comme « fatiguées », « dépassées », « négligées ».
En somme, à partir de 45 ans, on attend des femmes qu’elles s’effacent ou qu’elles se rajeunissent, mais surtout qu’elles ne montrent jamais les signes naturels du vieillissement. De nombreuses femmes disent avoir l’impression de « disparaître ». Non pas dans le sens figuré : littéralement, elles cessent d’être vues. La journaliste Sophie Dancourt parle à ce sujet de « syndrome du couvent ».
La visibilité de cette classe d’âge déjà sous-représentée est encore plus réduite par les normes esthétiques contemporaines
Les femmes de 45 ans et plus forment une catégorie démographique massive — environ 17 millions de femmes rien qu’en France — nombreuses dans les responsabilités familiales, actives dans la société civile, de plus en plus présentes dans l’entrepreneuriat. Et pourtant, à l’écran, dans les organigrammes, dans les conférences, dans les fictions, dans la publicité : c’est un quasi désert. Et quand elles apparaissent, leur visage est souvent un visage impossible (Forever 35).
Hélas, l’absence de visibilité des « vieilles » coûte à toutes les femmes et à la société :
Les femmes plus jeunes n’ont pas de modèles auxquels s’identifier pour se projeter dans une carrière longue (or les carrières seront plus longues).
Les femmes de 45+ sont perçues comme « atypiques » ou « exceptionnelles » lorsqu’elles réussissent.
La représentation tronquée de la réalité renforce les discriminations au travail.
La dure norme esthétique produit une anxiété généralisée face au vieillissement.
Alors que faire ? Se montrer, peut-être. Quand on le souhaite. Quand on en a la force. Car chaque femme qui laisse voir son visage élargit la palette du visible et rappelle simplement : « Je suis là. Je vieillis à ma manière. Et je compte. »
En tout cas, notre image peut montrer différentes manières de vieillir : traits marqués ou lisses, cheveux gris ou non. L’essentiel, c’est de rendre visible la diversité des façons d’habiter un corps après 45 ans. Cette diversité manque cruellement dans l’espace public. Pourtant, elle est essentielle, autant pour le regard social que pour entraîner les futures IA.



Dans ma carrière, je me suis souvent demandé où étaient passées les femmes comme ma mère. Celles qui avaient le même âge qu'elle, il y en avait quelques-unes, avaient en effet quelques points communs : maigreur, maquillage, brushing et coloration, tenue soignée et "féminine" (quoique ça veuille dire), bref, une conformité très visible à l'injonction sociale d'investissement dans l'apparence, en parallèle de l'investissement dans le travail, il ne fallait négliger ni l'un ni l'autre. D'ailleurs ayant moi-même bientôt "l'âge de ma mère", et lui ressemblant beaucoup plus qu'à ces créatures, je n'y suis plus :)
Triste constat et réalité pour nous femmes vieillissantes. Personnellement, il est important pour moi de me montrer telle que je suis. Je n'ai jamais aimé me maquiller, teindre les cheveux, etc. Et j'ai la chance de vivre dans un milieu social et professionnel qui ne me renvoient pas trop que je suis vieille donc inintéressante.